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Tas Mental

Simon Pasieka

29 juin 2024 _ 27 juillet 2024

Ancre 1

Rêves de glaise et de cristal « La toile est une frontière en face de nous. Regarde. Je recherche le contraste simultané et la vibration. C’est pourquoi j’ai modelé les corps à la manière de bas-reliefs ». Dans son atelier, Simon Pasieka me parle de ses dernières œuvres. Devant nous, un grand diptyque. Des nus flottent, immobiles, dans une eau translucide. La touche est délicate, aux effets moirés de roses pâles et de vert aqueux. Ces nus semblent façonnés dans la matière. Ils ressemblent à des moules que l’on verrait en creux, déposés là comme des offrandes ou des sarcophages énigmatiques, débarqués du futur. Au- dessus, un personnage anguleux, sous la lumière électrique de lampes torches, en excave minutieusement la glaise. L’homme semble modeler ces corps à son image, celle qu’il voit peut-être dans le miroir déformant de l’eau stagnante à ses pieds. Une eau extraordinaire qui aurait, imagine-t-on, le don de féconder des êtres... Une eau « lourde » dirait Bachelard, d’une couleur indéfinissable, émanatrice d’une poétique organique du souvenir, celle des images de l’inconscient. Celle de « l’imagination de la matière » dirait encore le philosophe. Et notre imagination, justement, s’évade. On pense ici à la mémoire des idoles, ces statuettes que, de tous temps, les hommes ont vénéré pour célébrer la nature et ses merveilles. Les nus de Simon Pasieka semblent vouloir deviner un nouveau monde, à moins qu’ils recherchent les traces de l’ancien, tentant de retrouver des gestes perdus dans les réminiscences de la matière. Ici mélange de terre et d’eau pour ériger des statues qui porteront durant des siècles les empreintes de leur passage. Narcisse n’est plus seulement poète, il est aussi Sisyphe et peut-être Pygmalion. Dans la glaise, le cristal, la roche et le silex. Sur la toile, la lisière de l’eau est cette infime surface cristalline que notre regard ose outrepasser. « La frontière » comme nous l’indique l’artiste, entre ce que la toile renferme dans ses profondeurs mystérieuses et le réel de la matière qui remonte à sa surface. On assiste à un glissement entre flou et précision, illusion et réalité. On plonge. Sur une autre toile, une scène similaire a lieu, bien qu’elle évoque plus un rituel ou un geste ancestral de construction, de modelage du monde. La peinture devient presque sculpture, puisqu’à l’intérieur du tableau, des hommes nus sculptent un énorme tas de terre sous une lune rouge, aussi fantastique que les mondes solitaires et nostalgiques de Peter Doig. « Tas mental » titre l’œuvre. A côté, un couple étendu dans une ruine urbaine maculée de graffiti regarde le monde entre quiétude et espoir, essayant d’en capter l’équilibre à travers un flacon transparent dans lequel la ligne de l’eau reflète l’étendue du paysage et l’harmonie de la terre. Référence à une célèbre Bacchanale de Titien dans laquelle un buveur soulève une fiole où se reflète l’horizon. Chez Pasieka, le temps n’est pas à l’ivresse, il serait plutôt à la jouissance paisible, celle d’un « érotisme dénué de sexualité » dit l’artiste, afin de créer une osmose naturelle, une continuité entre ces deux corps allongés qui se répondent et se prolongent. Là encore, le peintre veut brouiller les pistes. Il y a aussi, chez lui, une volonté de mettre en abyme les images par des jeux de perspective et de proportions (souvent calculées sur le nombre d’or) : l’architecture en forme d’œuf fait écho à des miroirs circulaires qui eux-mêmes répondent à la rondeur parfaite du flacon, tandis que les corps eux-mêmes se lovent en demi-cercles ondulants. Harmonie parfaite. Le peintre est un maître de la composition. Atmosphère de paradis perdu, d’Eden oublié, de temps suspendu. Sont-ils Adam et Eve ou deux jeunes gens d’aujourd’hui désireux de vivre au rythme de la nature, loin du consumérisme qui rend le monde malade ? Un peu des deux sans doute. Le peintre joue de la confusion des époques et du syncrétismes des symboles. C’est en cela que sa peinture est passionnante et belle. « Enfant, j’ai vécu des moments sauvages de bonheur incroyable, des moments utopiques dans ce genre de paysage » nous souffle-t-il en même temps qu’il nous invite à regarder encore et encore ces deux jeunes gens en train de dessiner des lignes blanches sur des rochers aussi tortueux et magiques que ceux de la forêt de Fontainebleau. Eux aussi sont nus et ils peignent. L’autoportrait n’est sans doute pas loin. Ils peignent à la manière des hommes de la Préhistoire qui laissèrent leurs traces sur les parois de leurs grottes. L’origine de la peinture ? Sur un des rochers, on devine un cadran solaire qui suit la course du soleil. L’origine du temps, de la mesure ? Sur une autre toile, les rochers se muent en un silex monumental qui sert de dossier ajouré et complexe à deux effigies immobiles dont on ne sait si elles sont des sculptures anciennes ou des êtres futuristes modelés dans une matière inconnue. Leurs yeux éclatent d’un bleu étrange, presqu’irréel. Les formes artistiques semblent avoir ici traversé le temps et l’espace, jusqu’à réapparaître dans un monde futuriste et forcément doué de visions. Pasieka nous donne à voir une projection mentale des formes qu’il invente dans un futur où la technologie pourrait dialoguer avec les temps immémoriaux. Sculptures prophétiques ? N’est-ce pas le don de l’artiste d’inventer le monde de demain, ou du moins de tenter d’en donner quelques contours ? Nu face à une œuvre monumentale qu’il a érigé dans une forêt solitaire, le peintre-poète médite longuement. Il est aussi celui qui pendant des mois s’est efforcé de peindre ces jambes échouées sur un rocher et surmontées d’un cône phallique. On pense à un corps masculin. C’est en fait une silhouette féminine en creux, pensée de l’intérieur. Troublante analogie. Il est aussi celui qui a peint ce magnifique visage au repos qui semble être la muse de Brancusi retravaillée par le matiérisme émouvant de Fautrier. Dans cette petite œuvre, Pasieka a voulu peindre, encore une fois, les formes en creux et non en ronde-bosse, des traits d’un visage. Mission périlleuse. Peindre l’envers, le vide, le rien, l’invisible, le mystère. C’est presque impossible. En ressort une œuvre d’une grande beauté, fragile humanité évanouie qui médite sur les efforts des hommes pour rêver des mondes meilleurs. Mais à force de la regarder longuement, cette face ainsi peinte, si proche d’une sculpture, semble prendre vie, avant de finalement prendre des airs de masque figé, s’arrimant, tel un fossile, à la terre. Julie Chaizemartin Journaliste et critique d’art Le 10 mai 2024

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