D'air à Terre
Kaï-Chun Chang
12 octobre 2024 _ 23 novembre 2024
Pour appréhender l’œuvre de Kaï-Chun Chang, il semble utile de s’arrêter sur la définition de la lumière : « Énergie émanant d’un corps agissant sur la rétine de manière à rendre les choses visibles.»1 La lumière rend visible. Toutefois, pour celui ou celle dont la vision est imparfaite, floue, ou partielle, comment la lumière révèle-t-elle les choses ? Le monde se dévoile-t-il avec une autre vérité - peut-être moins conforme à l’objectivité partagée -, mais tout aussi légitime ? L’exposition « D’air à terre » marque un tournant dans le parcours de Kaï-Chun Chang, un cheminement qui s’enracine dans la philosophie de la perception et de l’art. Ce titre, choisi après une longue immersion dans son atelier, résume une évolution chez l’artiste, voire une élucidation. Le travail de Kaï-Chun Chang révèle une obsession pour la lumière dans une approche sensible et savante, comme une présence à déchiffrer. Dans ses grandes toiles, la lumière prend la forme d’un phénomène physique : figée, elle se rend visible à travers sa diffraction. Cette démarche traduit une quête du « savoir-voir », une volonté d’explorer minutieusement l’essence de cette matière dans ses entrailles immatérielles. Ce processus sensoriel pousse le regardeur à dépasser la simple observation passive pour plonger dans une contemplation active de la toile. Au fil du temps, l’œil s’ajuste, focalisant peu à peu sur la surface avec plus de profondeur, jusqu’à révéler des nuances chromatiques invisibles au premier regard. Une magie subtile opère : aucune trace de geste, aucun indice de l’outil employé ne viennent trahir le mystère de ce que nous voyons. Ces œuvres cultivent le plaisir de l’illusion, nous entraînant dans une réflexion sur les limites de notre perception. Elles interrogent non seulement la nature de la lumière, mais aussi l’artifice même de la peinture, repoussant la frontière entre le réel et l’imaginaire. Cependant, cette quête de clarté a progressivement enfermé Kaï-Chun Chang dans une rigueur méthodique, où la maîtrise, bien que remarquable, l’a paradoxalement distancé de la vérité intime qu’il cherchait à atteindre. La lumière, centrale dans ses réflexions, s’est peu à peu transformée en illusion pour lui aussi : une apparente tangibilité qui dissimule encore son essence profonde que l’artiste aspire à dévoiler. Saisi par le sentiment d’avoir atteint un point d’accomplissement dans son art, Kaï-Chun Chang a ressenti un besoin impérieux de se confronter à de nouveaux défis picturaux : renouer avec le geste et la matière brute pour redonner à sa peinture la consistance qu’elle semblait avoir perdue. À travers ses petits formats à l’huile et à l’acrylique, l’artiste a réintroduit la texture, la rugosité, la chair même de la peinture. Le geste du peintre, autrefois effacé dans sa quête de perfection, retrouve désormais toute sa présence. Ce retour à la matière a permis à Kaï-Chun Chang de réaffirmer la dimension corporelle de la perception. Peindre, ce n’est plus seulement capturer la lumière, mais toucher la terre, sentir le poids de la matière sous les doigts, renouer avec la physicalité du monde. En témoignent ses tableaux modelés en pâte blanche, une étape préparatoire qui permet au peintre d’éprouver les formes renflées et bombées, d’explorer les qualités du matériau dans ses potentiels et ses limites, pour ensuite agir sur la toile. C’est par cet acte que réside la réappropriation de son propre regard et de la connexion avec son histoire visuelle personnelle. L’histoire de Kaï-Chun Chang est celle d’un enfant dont la première vue du monde fut marquée par une vision « à corriger ». Fortement myope depuis la naissance, son expérience originelle de la vue fut celle d’un univers flou, indistinct, où les contours des objets se dissolvaient dans l’indétermination. La lumière précédée donc l’identification de la forme et chaque objet était une présence lumineuse. Ce n’est pas Kaï-Chun Chang qui a pu prendre conscience de cette « imperfection »; c’est le regard d’autrui, celui qui lui a imposé une correction à travers des lunettes, un filtre étranger qui a modifié son rapport au réel. Dès lors, l’artiste voit une version « corrigée » de ce que sa nature première lui avait offert. « D’air à terre » résonne ainsi comme une métaphore de ce parcours. Un retour aux racines, à cette terre qui soutient nos corps et façonne notre perception. C’est la déconstruction d’un regard trop savant pour retrouver ce « contact naïf avec le monde »2, comme l’évoque Merleau-Ponty. Kaï-Chun Chang réinvente l’idée que la lumière, tout comme la terre, échappe à notre emprise : une présence à la fois rationnelle et insaisissable, une réalité unifiée qui se dérobe constamment à notre volonté de la saisir pleinement.